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Chroniques
Georges Bizet | Carmen
Marie-Nicole Lemieux, Michael Spyres, Vannina Santoni, etc.
Le temps de deux concerts au Théâtre des Champs-Élysées, Marie-Nicole Lemieux a souhaité incarner Carmen. La prise de rôle très attendue de la Québécoise adulée des Français constitue l’un des événements majeurs de l’hiver parisien. Depuis quelques années, le contralto très gourmand de musique n’a cessé d’étendre son répertoire. Si le répertoire baroque lui permit de faire des débuts triomphaux, avec Monteverdi, Vivaldi et Händel – où elle s’illustrait encore la semaine passée [lire notre chronique du 23 janvier 2017] –, elle fut vite attirée par Rossini, avec Tancredi et L’Italiana in Algeri. De Verdi, elle a composé une truculente Mrs Quickly (Falstaff) et une inquiétante Azucena (Il Trovatore) [lire notre chronique du 27 juin 2008]. Mais le rôle qui vocalement lui convient le mieux est la Dalila de Saint-Saëns qu’elle a chanté à Montréal, il y a exactement deux ans. De Carmen, nous ne connaissions que la Habanera qu’elle enregistrait à l’occasion d’un magnifique album d’airs d’opéras français Ne me refuse pas, paru chez Naïve, avec l’Orchestre national de France dirigé par Fabien Gabel.
C’est donc avec frénésie et curiosité que le public attend sa généreuse diva.
Et il n’est pas déçu. Dès son entrée, elle est la vraie gitane ensorceleuse, sensuelle et vénéneuse. Elle déploie une voix superlative taillée exactement pour le rôle, un grand mezzo avec de riches graves naturellement faciles, puissants et toujours ronds. La prononciation de notre langue est plus qu’impeccable et son interprétation incroyable. Elle a pensé et pesé chaque mot, chaque interjection. Marie-Nicole Lemieux est inégalable dans les dialogues parlés. Elle vit l’action qui la consume de façon inouïe. De plus, elle troque facilement son accent québécois pour un français idéal. L’on reste ébahi par la composition du personnage de la Zingara, loin de la veine comique qu’on lui connaît et qu’on aime chez elle. Elle peut être câline, amoureuse, méprisante ou terriblement déterminée. À ce titre, son affrontement final avec le Don José extraordinaire de Michael Spyres est un sommet absolu. Fixant le spectateur droit dans les yeux, le couple maudit fascine, émeut aux larmes.
Michael Spyres donne lui aussi le chef-d’œuvre de Bizet pour la première fois.
Le ténor nord-américain, qui a débuté sa carrière en 2006, est très éclectique et peut passer de Mozart à Bernstein sans difficulté, avec une passion pour le répertoire de 1740 à 1840 et une prédilection pour l’opéra français [lire nos articles des CD Petite messe solennelle, Otello et Guillaume Tell]. Il a un éventail incroyable de rôles à l’actif de sa jeune carrière, dont Mithridate, Candide, Hoffmann (Offenbach), de Berlioz Cellini et Faust [lire nos chroniques du 31 août 2014 et du 28 juin 2012], Edgardo dans Lucia di Lamermoor (Donizetti), Mergy du Pré aux Clercs (Hérold) [lire notre critique du Livre-CD], etc.. L’artiste possède des qualités vocales et théâtrales exceptionnelles. Aucune note n’est forcée. Le timbre très particulier est riche et coloré. Après La fleur que tu m’avais jetée, le public l’ovationne longuement. Parfaitement phrasé et projeté, cet air redoutable ne lui pose aucun problème. Comme le veut la partition (qui le prévoyait en voix de tête, difficilement supportable pour les oreilles d’aujourd’hui), il allège idéalement le final « et j’étais une chose à toi ». De plus, il a la coquetterie de le clore en une belle messa di voce. Face à une équipe entièrement francophone experte en théâtre, il se défend bien, malgré quelques mots et intonations exotiques. Il se montre également bon acteur dont le talent culmine dans le duo final où il est tendre et suppliant à faire pleurer des pierres, face à sa suicidaire et impitoyable Carmen.
Laurent Delvert propose une mise en espace intelligente et efficace.
Il fait idéalement participer l’excellent Chœur de Radio France qui devient partie intégrante de l’action. Il a une attention particulière pour les enfants de la Maîtrise qui jouent aussi bien qu’ils chantent dans un français parfait. Il fait mouche auprès d’un public ravi d’un tel engagement. On regrettera peut-être le parti-pris de ne pas privilégier le confort vocal, au premier plan, pour les éloigner tout au fond de la scène. Ainsi, Jean-Sébastien Bou n’est pas très à l’aise pour entonner l’air d’entrée d’Escamillo, Votre toast, je peux vous le rendre, du fond du plateau. Le baryton français, qui vient de triompher en Don Giovanni ici-même en fin d’année, se rattrapera dans les deux derniers actes.
Vannina Santoni déçoit un peu en Micaëla avec un chant un peu vieilli et quelques passages pas toujours justes, surtout dans le duo Parle-moi de ma mère. Mais elle campe la pure jeune fille telle que la voulait Bizet [lire nos chroniques du 20 octobre et du 3 mai 2016, ainsi que notre critique du DVD Les pigeons d’argile]. Le reste de la distribution est parfait, avec Chantal Santon-Jeffery (Frasquita), Ahlima Mhamdi (Mercédès), Francis Dudziak (Dancaïre) et Rodolphe Briand (Remendado) qui sont hilarants et rappellent que l’œuvre n’est pas qu’un drame de la jalousie. Mais c’est la basse Jean Teitgen qui surprend et qu’on admire en Zuniga, avec sa voix d’airain et un jeu d’acteur exemplaire [lire notre critique du CD Les barbares et nos chroniques des 20 septembre 2016, 13 octobre 2014, 17 mai 2013, 21 novembre 2012 et 4 novembre 2011, entre autres].
À la tête de l’Orchestre national de France, qui joue Carmen dans son ADN, Simone Young brille et sait animer une palette de couleurs chaudes et contrastées, sans tomber dans les pièges d’une espagnolade de pacotille (lire nos critiques des DVD Dialogues des carmélites et Palestrina]. Elle vit la partition (qu’elle danse parfois), et la mise en espace en fait un personnage central. Le Chœur de Radio France, préparé par Lionel Sow, et la Maîtrise de Radio France par Sofi Jeannin, n’appellent que des louanges sur la qualité du chant et de la diction. Pour une fois, le surtitrage aurait pu être facultatif…
Une soirée exceptionnelle et inoubliable, avec standing ovation sans fin du public en délire. À marquer d’une pierre blanche. France Musique diffusera cette Carmen le dimanche 19 février.
MS